L'abeille assassine
(une enquête de julie cavallo)
chapitre 1
Un énorme lapin de Pâques vert me fait signe. Malgré l’envie de fuir, j’observe le monstre et lui réponds par un signe de la main.
Ai-je devant moi un jouet pilotable à distance, fabriqué par une coopérative de daltoniens ? Ou bien serait-ce un costume de lapin porté par un basketteur monté sur échasses ? Ou peut-être s’agit-il d’un vaisseau spatial qui héberge un petit extraterrestre tout mou logé dans une capsule aux commandes directionnelles située derrière ses yeux ?
Je décide de retenir la théorie numéro 2 pour l’instant.
Mon ami Salman me donne un petit coup de coude sur le côté.
— Ce centre commercial est-il toujours aussi bizarre ? Ou est-ce qu’ils font un effort particulier pour ma première visite ?
— Chaque fois que je suis venue ici, le centre commercial des 3 Cigales était toujours aussi bien tenu qu’un centre commercial provençal peut l’être.
Il se plaque le dos de la main sur son front, feignant le désarroi.
— Julie, je te jure, c’est le drame de ma vie ! Je ne cherche que la normalité. Et je ne trouve que du bizarre.
Me doutant qu’il parle de sa vie amoureuse toujours compliquée, je lui tapote l’épaule pendant que nous contemplons encore un peu le lapin gros comme un dinosaure. Comme pour renforcer l’ambiance préhistorique, la créature lève ses pattes avant, jusqu’alors recroquevillées, de chaque côté de sa poitrine. S’il y a bien un être humain à l’intérieur de cette chose, il faut croire qu’il le fait exprès.
Je me tourne vers Salman.
— Bon, fais tes adieux au tyrannosaure de Pâques et partons à la recherche de cette boutique devant laquelle tu t’extasiais. Le temps presse.
Nous contournons le lapin pour accéder au panneau du plan du centre commercial afin de situer la boutique pour laquelle nous sommes venus.
Quinze minutes, deux ascenseurs et d’innombrables rayons plus tard, j’émerge d’une cabine d’essayage, parée d’une mini robe chatoyante.
Salman me détaille de haut en bas. Son expression est délibérément impénétrable et ses lèvres sont scellées.
Je pivote devant le miroir, tordant le cou pour voir comment le tissu drape mon postérieur. Ça ne pendouille pas, ça ne serre pas, ce qui est déjà bien.
— Qu’en penses-tu ? demandé-je à Salman.
Il me lance un sourire énigmatique.
Je pose les mains sur les hanches.
— Tu veux bien dire quelque chose, s’il te plaît ?
— Peu importe ce que je dis, tu devrais faire confiance à tes propres yeux, Julie.
Il désigne mon reflet dans la glace avant d’ajouter :
— Les miroirs ne mentent jamais.
Je me renfrogne.
— Non mais sérieux ! Tu as insisté pour venir m’aider à choisir la bonne tenue, et c’est tout ce que tu trouves à dire ? Quel genre d’ami es-tu ?
Il passe sa main sur sa longue crinière ondulée.
— Je suis venu parce que le budget que tu as alloué à cet achat était nettement insuffisant. Je ne pouvais pas te laisser agir sans surveillance.
— Tu exagères.
— Regarde-moi dans les yeux et dis-moi que tu savais que cette boutique faisait des promotions, me défie-t-il. Dis-moi que tu ne serais pas allée chez le commerçant le moins cher à la place et que tu n’aurais pas payé le prix fort pour une qualité inférieure…
Je baisse les yeux.
— C’est exactement ce que j’aurais fait.
— Donc tu reconnais que je t’ai évité un désastre ?
Je fais la moue.
— Oh, ça va, c’est juste pour une réunion d’anciens élèves, pas pour mon mariage.
— Les réunions d’anciens élèves, c’est beaucoup plus éprouvant qu’un mariage.
— Tu as déjà été marié ?
— Non, concède-t-il.
— Moi si. Mon mariage a été l’un des événements les plus stressants de ma vie.
— Plus stressant que ton divorce ? demande-t-il sournoisement.
— Non, bien sûr que non.
Il rôde autour de moi, étudie la robe sous tous les angles possibles.
— Le jour de son mariage, la mariée est une princesse intouchable, à qui tout le monde lâche la grappe.
— Je ne sais pas trop…
— Le jour de ton mariage, as-tu entendu autre chose que des compliments ? Est-ce que quelqu’un t’a dit quelque chose de désagréable ?
— Je ne me souviens pas…
— Tu vois ? fait-il en s’arrêtant devant moi et en bloquant ma vue sur le miroir. Personne ne te juge le jour de ton mariage. Pas en face, en tout cas.
— Alors qu’aux réunions d’anciens élèves, si ?
— Les réunions d’anciens élèves ont été inventées dans ce but précis, mon petit cœur. C’est leur raison d’être.
Hum…
— Si tu le dis.
— Cette robe fera l’affaire, déclare-t-il sans la moindre transition. Elle n’est pas glamour, mais elle tombe bien sur tous les endroits stratégiques. Compte tenu de ton budget et de tes contraintes de temps, achète-là.
Je retourne dans la cabine d’essayage.
— Tu étais bien plus sympa la dernière fois que nous nous sommes vus.
— C’était ton anniversaire, andouille ! Quel genre de bête sans cœur serait désagréable avec son amie un jour aussi déprimant ?
Depuis que Salman a déménagé de Lyon à Avignon, à seulement une heure de route de Beldoc, je le vois beaucoup plus souvent. Et j’adore ça. Ce qui me réjouit encore plus, c’est que la pâtisserie que je gère est rentable depuis des mois maintenant. Si l’on y ajoute le fait que je suis en couple depuis décembre, on comprendra que cette année a les allures de cadeau.
Je passe à la caisse, puis nous sortons de la boutique. Nous gagnons l’allée centrale en direction de l’espace de restauration. Si l’on arrive à trouver une table libre et à se faire servir rapidement, je serai de retour à la pâtisserie à 15 h 30.
Aujourd’hui, Les Délices sans gluten de Julie est fermé à la clientèle, et mes deux employés profitent de leur deuxième jour de congé. Moi, je ne peux me permettre que quelques heures de pause à l’heure du déjeuner. En tant que patronne et propriétaire d’une petite entreprise, je peux rarement me relâcher deux jours de suite, surtout pas en cette période de pleine frénésie d’achat de chocolat de Pâques.
Je décèle la zone de restauration avant même de la voir. Mon nez détecte la citronnelle et le curry du resto thaï, l’ail et les herbes provençales du comptoir régional, et la viande grillée accompagnée de frites du fast-food.
Salman et moi choisissons le restaurant thaïlandais.
— Alors, comment ça se passe avec ton petit ami ? demande Salman après que nous avons passé commande.
— Bien.
Il arque le sourcil.
— Plus que bien, à en croire ce sourire béat.
Oups, je ne me rendais même pas compte que je souriais ! Entre Gabriel et moi, tout baigne, que ce soit au plumard ou dans les autres pièces de mon petit appartement. Quand il est en ville, il passe me rejoindre après le travail. Parfois, on sort dîner ou voir un film. Mais la plupart du temps, on cuisine et l’on regarde une série sur mon ordinateur portable. On discute beaucoup. Et l’on fait l’amour.
Il habite dans un appartement de la caserne de gendarmerie, pas très loin de chez moi, mais je n’y suis jamais allée.
— As-tu déjà rencontré ses parents ? demande Salman. Cela fait, quoi, quatre ou cinq mois que vous êtes ensemble ? As-tu vu ses amis ?
— Je ne les ai pas encore rencontrés.
— L’as-tu présenté aux tiens ?
— Je n’ai parlé de lui qu’à mes sœurs, mais pas à mon père ni à mes amis.
Ses cils épais frétillent.
— Pourquoi donc ?
— Nous pensons tous les deux que c’est trop tôt.
Du moins, c’est ce que je me dis.
— Mais Rose est au courant, non ?
Je lève les yeux au ciel.
— Rose a peut-être soixante-cinq ans depuis dix ans, et elle le croit peut-être elle-même, mais aucun changement dans la vie de couple de ses petites-filles ne saurait lui échapper.
— Ta grand-mère est un sacré numéro.
Au moment où j’ouvre la bouche pour lui demander de parler de sa vie amoureuse, il bondit de son siège, le regard rivé au-dessus de ma tête.
— Quentin ? Mec, je suis trop content de te voir !
Je suis le regard de Salman vers un homme grand et robuste d’une quarantaine d’années, qui consulte l’ardoise du menu. Il est musclé, mais pas autant que les gens qui passent leur vie dans une salle de sport et mangent des stéroïdes au petit-déjeuner, au déjeuner et au dîner. Comme chez Gabriel, sa musculature est plus saine et répartie de façon homogène, certainement grâce à un mode de vie physiquement actif, agrémenté d’un peu d’haltérophilie. Rasé de près, il fait jeune malgré sa calvitie. Ses traits sont réguliers et discrets. La seule chose qui se démarque, c’est le grain de beauté noir proéminent au-dessus de sa paupière droite, dans l’arcade sourcilière.
Je me concentre sur ses yeux bruns. Une certaine hostilité se dégage d’eux, mais elle disparaît dès qu’il reconnaît Salman.
— Hé, mon vieux ! Que fais-tu ici ?
— Je traîne avec une amie, indique Salman en me désignant du doigt. Et toi ? Tu es tout seul ?
Quentin hoche la tête.
— Viens donc te joindre à nous !
Après coup, Salman se tourne vers moi.
— Ça ne t’ennuie pas ?
Je fais non de la tête. Il faudrait avoir les compétences sociales d’un dragon de Komodo pour dire « Si, ça m’ennuie » dans ces circonstances.
Quentin s’assoit à notre table et Salman m’informe que leur rencontre remonte à une quinzaine d’années, lors d’un congrès de kinésithérapeutes à Paris, où ils ont davantage picolé qu’appris quoi que ce soit.
Un serveur arrive. Quentin lui commande un pad thaï, le même plat que Salman et moi.
— Es-tu devenu masseur comme notre ami ici présent ? demandé-je à Quentin.
— Pas tout à fait. Je suis chiropracteur.
Il se raidit et jette un coup d’œil de côté.
— Enfin, je l’étais.
Nos plats arrivent et nous piochons dedans.
— Alors, lance Salman à Quentin. Quand es-tu… hum… rentré ?
Je le regarde de travers, surprise par son bégaiement soudain.
Au lieu de répondre à sa question, Quentin se tourne vers moi.
— Ce que Salman essayait de demander, c’est : Quand es-tu sorti de prison ? La réponse est : il y a trois mois.
— Trois mois ? répète Salman en se penchant en avant, l’air à la fois surpris et soulagé. Pourquoi n’as-tu pas repris contact avec moi ? Pourquoi ne t’ai-je pas croisé avant ? Où te cachais-tu ?
— À Dubaï.
La tête de Salman bascule en arrière.
— Dubaï ? Pour y faire quoi ?
— Je crois que Julie a besoin qu’on lui explique un peu plus le contexte, dit Quentin. Il y a quinze mois, j’ai été reconnu coupable d’homicide involontaire et condamné à un an de prison.
Je le dévisage.
— Que s’est-il passé ?
— L’une de mes clientes régulières a fait un AVC à la suite d’une de mes interventions. J’y étais pourtant allé tout en douceur, comme toujours, et je n’avais rien à voir avec son AVC.
— Mais la justice t’a condamné…
— L’enquêteur sur cette affaire venait de lire un article concernant une femme qui avait subi un AVC causé par une mauvaise manipulation de chiropraxie au niveau du cou, raconte Quentin. Il était convaincu que c’était exactement ce qui était arrivé à Coralie Bray, ma cliente. Je me suis donc retrouvé en prison pour faute professionnelle médicale.
Je prends un instant pour digérer l’information.
— Une autopsie a-t-elle été pratiquée ?
— Oui, répond Quentin.
— Qu’a-t-elle révélé ?
— Les résultats n’étaient pas concluants, m’informe Quentin. Ou, pour remployer leur expression, « non spécifiques ». Je pense que le médecin légiste m’aurait disculpé s’il n’avait pas reçu de pressions de la part de l’enquêteur principal et du magistrat.
— C’est scandaleux ! s’exclame Salman.
— Si l’on effectuait une deuxième autopsie, reprend Quentin, et si l’on regardait au-delà des signes de dissection de l’artère vertébrale, je crois qu’on trouverait quelque chose.
Je plante mon regard dans le sien.
— As-tu réclamé une deuxième autopsie ?
Il m’offre un sourire crispé, du genre « ne sois pas naïve ».
— À ce stade de l’affaire, aucun juge n’ordonnerait une exhumation et une deuxième autopsie simplement pour me faire plaisir.
— Et si la famille de la défunte le demandait ?
— Coralie n’avait pas d’enfants, et ses parents sont morts à présent, dit-il. Elle avait deux neveux, les fils de sa sœur, elle-même décédée.
— Et si eux en faisaient la demande ?
Il inspire avec difficulté.
— Ils ne le feront pas. Ils ont gobé cette théorie qui dit que j’ai causé sa mort.
Salman grimace.
— Quand on entend ça, on pourrait croire que les fautes professionnelles des chiropracteurs sont monnaie courante. Mais c’est extrêmement rare.
— Les accidents vasculaires cérébraux causés par un chiropracteur, m’explique Salman, sont plus rares que les effets secondaires mortels d’un tas de médicaments que les médecins prescrivent tout le temps.
— Un sur dix millions, selon les associations professionnelles du secteur, précise Quentin. Nos détracteurs estiment le risque à un sur quarante mille.
— Ce qui reste très rare, fait remarquer Salman.
Je fronce les sourcils.
— Mais comment une simple traction ou torsion du corps peut-elle provoquer un AVC ?
— Si le chiropracteur est trop vif, une déchirure peut se former dans l’une ou les deux artères de la nuque qui sont reliées au cerveau, explique Quentin. L’artère se met alors à saigner, un caillot se forme, monte jusqu’au cerveau et provoque un AVC immédiat ou différé dans le temps.
— Étais-tu conscient de ce risque ? questionné-je.
Sa bouche esquisse un triste sourire, dénué de tout humour.
— Qu’est-ce que tu crois ? J’étais super prudent. J’avais aussi pris une assurance contre les accidents professionnels.
Je le regarde fixement, perplexe.
— Mais alors, comment as-tu fini en prison ?
— La police, les magistrats, les neveux de Coralie et le procureur ont tous fait valoir que je ne l’avais jamais informée du risque qu’elle courait et que j’avais effectué les manipulations sur son cou sans autorisation.
— C’était le cas ? demandé-je. En avais-tu reçu la permission ?
— Oralement.
— Lorsque les professionnels de notre secteur ont une relation de confiance de longue date avec un client, intervient Salman, nous oublions parfois de leur faire signer un formulaire pour chaque petite intervention…
Quentin hoche la tête avec tristesse.
Salman se tourne vers lui.
— Sinon, que faisais-tu à Dubaï ?
— Avec cette affaire, j’ai perdu ma licence alors, après ma libération, je me suis mis à la recherche d’un nouveau secteur d’activité et d’un nouveau départ loin d’ici, loin des ragots, répond Quentin. Puis il désigne nos assiettes. Allez, mangeons avant que ça ne se refroidisse !
Salman tourne sa fourchette dans les nouilles de riz.
— J’ai la main verte, poursuit Quentin en attrapant ses baguettes. J’avais l’intention de devenir jardinier.
— As-tu reçu une proposition d’emploi à Dubaï ? lui demandé-je.
— Pas lors des deux premiers mois de mon séjour.
Salman lève les yeux vers lui.
— Tu aimes ta nouvelle profession ? T’es-tu installé à Dubaï ?
— Non et non.
Salman et moi sursautons devant une réponse aussi tranchée.
— Il fait très chaud à Dubaï… Et je parie que tu gagnes moins que lorsque tu étais chiropracteur, se risque Salman.
— Beaucoup moins, approuve Quentin. Mais ce n’est même pas pour ça. Comme chiropracteur, j’aidais les gens. J’ai remis en place d’innombrables dos en mauvais état, des cous douloureux et des épaules endolories. J’ai soigné des maux de tête, aussi. Toutes sortes de problèmes causés par un mauvais alignement des articulations.
— Tu déchirais dans ton travail, le complimente Salman.
Quentin repose ses baguettes. Sa poitrine se soulève alors qu’il s’adresse à Salman.
— Tu connais ce sentiment quand tu débloques quelqu’un ? La joie, la satisfaction…
— Oh oui, et je ne suis que massothérapeute !
Le visage joufflu de Salman rayonne de sympathie.
— Vous, les chiropracteurs, vous faites des miracles. Tu étais l’un de ces magiciens.
Nous passons les cinq minutes suivantes à manger nos plats en silence.
Aucun des deux hommes ne l’a ouvertement dit, mais j’ai la nette impression qu’ils pensent que Quentin n’est pas responsable de l’AVC de Coralie Bray. Mon radar à injustice clignote dans ma tête.
Pauvre gars !
Soyons clairs, je comprends la démarche des neveux de Coralie, vu que je suis moi-même obsédée par l’idée de traduire en justice l’homme qui a causé la mort de ma mère. Ils avaient besoin d’un coupable, car, disons-le, incriminer une personne est plus facile que de blâmer la malchance. Les flics et les magistrats leur ont fourni les arguments dont ils avaient besoin.
Mais parfois, il n’y a pas de coupable. Parfois, ce n’est vraiment qu’un mauvais coup du sort. Rien à voir avec de mauvaises intentions, une incompétence ou des erreurs. Personne n’est à blâmer. Il existe des histoires sans méchant.
Et attribuer ce rôle à un innocent est tout bonnement scandaleux.
Ai-je devant moi un jouet pilotable à distance, fabriqué par une coopérative de daltoniens ? Ou bien serait-ce un costume de lapin porté par un basketteur monté sur échasses ? Ou peut-être s’agit-il d’un vaisseau spatial qui héberge un petit extraterrestre tout mou logé dans une capsule aux commandes directionnelles située derrière ses yeux ?
Je décide de retenir la théorie numéro 2 pour l’instant.
Mon ami Salman me donne un petit coup de coude sur le côté.
— Ce centre commercial est-il toujours aussi bizarre ? Ou est-ce qu’ils font un effort particulier pour ma première visite ?
— Chaque fois que je suis venue ici, le centre commercial des 3 Cigales était toujours aussi bien tenu qu’un centre commercial provençal peut l’être.
Il se plaque le dos de la main sur son front, feignant le désarroi.
— Julie, je te jure, c’est le drame de ma vie ! Je ne cherche que la normalité. Et je ne trouve que du bizarre.
Me doutant qu’il parle de sa vie amoureuse toujours compliquée, je lui tapote l’épaule pendant que nous contemplons encore un peu le lapin gros comme un dinosaure. Comme pour renforcer l’ambiance préhistorique, la créature lève ses pattes avant, jusqu’alors recroquevillées, de chaque côté de sa poitrine. S’il y a bien un être humain à l’intérieur de cette chose, il faut croire qu’il le fait exprès.
Je me tourne vers Salman.
— Bon, fais tes adieux au tyrannosaure de Pâques et partons à la recherche de cette boutique devant laquelle tu t’extasiais. Le temps presse.
Nous contournons le lapin pour accéder au panneau du plan du centre commercial afin de situer la boutique pour laquelle nous sommes venus.
Quinze minutes, deux ascenseurs et d’innombrables rayons plus tard, j’émerge d’une cabine d’essayage, parée d’une mini robe chatoyante.
Salman me détaille de haut en bas. Son expression est délibérément impénétrable et ses lèvres sont scellées.
Je pivote devant le miroir, tordant le cou pour voir comment le tissu drape mon postérieur. Ça ne pendouille pas, ça ne serre pas, ce qui est déjà bien.
— Qu’en penses-tu ? demandé-je à Salman.
Il me lance un sourire énigmatique.
Je pose les mains sur les hanches.
— Tu veux bien dire quelque chose, s’il te plaît ?
— Peu importe ce que je dis, tu devrais faire confiance à tes propres yeux, Julie.
Il désigne mon reflet dans la glace avant d’ajouter :
— Les miroirs ne mentent jamais.
Je me renfrogne.
— Non mais sérieux ! Tu as insisté pour venir m’aider à choisir la bonne tenue, et c’est tout ce que tu trouves à dire ? Quel genre d’ami es-tu ?
Il passe sa main sur sa longue crinière ondulée.
— Je suis venu parce que le budget que tu as alloué à cet achat était nettement insuffisant. Je ne pouvais pas te laisser agir sans surveillance.
— Tu exagères.
— Regarde-moi dans les yeux et dis-moi que tu savais que cette boutique faisait des promotions, me défie-t-il. Dis-moi que tu ne serais pas allée chez le commerçant le moins cher à la place et que tu n’aurais pas payé le prix fort pour une qualité inférieure…
Je baisse les yeux.
— C’est exactement ce que j’aurais fait.
— Donc tu reconnais que je t’ai évité un désastre ?
Je fais la moue.
— Oh, ça va, c’est juste pour une réunion d’anciens élèves, pas pour mon mariage.
— Les réunions d’anciens élèves, c’est beaucoup plus éprouvant qu’un mariage.
— Tu as déjà été marié ?
— Non, concède-t-il.
— Moi si. Mon mariage a été l’un des événements les plus stressants de ma vie.
— Plus stressant que ton divorce ? demande-t-il sournoisement.
— Non, bien sûr que non.
Il rôde autour de moi, étudie la robe sous tous les angles possibles.
— Le jour de son mariage, la mariée est une princesse intouchable, à qui tout le monde lâche la grappe.
— Je ne sais pas trop…
— Le jour de ton mariage, as-tu entendu autre chose que des compliments ? Est-ce que quelqu’un t’a dit quelque chose de désagréable ?
— Je ne me souviens pas…
— Tu vois ? fait-il en s’arrêtant devant moi et en bloquant ma vue sur le miroir. Personne ne te juge le jour de ton mariage. Pas en face, en tout cas.
— Alors qu’aux réunions d’anciens élèves, si ?
— Les réunions d’anciens élèves ont été inventées dans ce but précis, mon petit cœur. C’est leur raison d’être.
Hum…
— Si tu le dis.
— Cette robe fera l’affaire, déclare-t-il sans la moindre transition. Elle n’est pas glamour, mais elle tombe bien sur tous les endroits stratégiques. Compte tenu de ton budget et de tes contraintes de temps, achète-là.
Je retourne dans la cabine d’essayage.
— Tu étais bien plus sympa la dernière fois que nous nous sommes vus.
— C’était ton anniversaire, andouille ! Quel genre de bête sans cœur serait désagréable avec son amie un jour aussi déprimant ?
Depuis que Salman a déménagé de Lyon à Avignon, à seulement une heure de route de Beldoc, je le vois beaucoup plus souvent. Et j’adore ça. Ce qui me réjouit encore plus, c’est que la pâtisserie que je gère est rentable depuis des mois maintenant. Si l’on y ajoute le fait que je suis en couple depuis décembre, on comprendra que cette année a les allures de cadeau.
Je passe à la caisse, puis nous sortons de la boutique. Nous gagnons l’allée centrale en direction de l’espace de restauration. Si l’on arrive à trouver une table libre et à se faire servir rapidement, je serai de retour à la pâtisserie à 15 h 30.
Aujourd’hui, Les Délices sans gluten de Julie est fermé à la clientèle, et mes deux employés profitent de leur deuxième jour de congé. Moi, je ne peux me permettre que quelques heures de pause à l’heure du déjeuner. En tant que patronne et propriétaire d’une petite entreprise, je peux rarement me relâcher deux jours de suite, surtout pas en cette période de pleine frénésie d’achat de chocolat de Pâques.
Je décèle la zone de restauration avant même de la voir. Mon nez détecte la citronnelle et le curry du resto thaï, l’ail et les herbes provençales du comptoir régional, et la viande grillée accompagnée de frites du fast-food.
Salman et moi choisissons le restaurant thaïlandais.
— Alors, comment ça se passe avec ton petit ami ? demande Salman après que nous avons passé commande.
— Bien.
Il arque le sourcil.
— Plus que bien, à en croire ce sourire béat.
Oups, je ne me rendais même pas compte que je souriais ! Entre Gabriel et moi, tout baigne, que ce soit au plumard ou dans les autres pièces de mon petit appartement. Quand il est en ville, il passe me rejoindre après le travail. Parfois, on sort dîner ou voir un film. Mais la plupart du temps, on cuisine et l’on regarde une série sur mon ordinateur portable. On discute beaucoup. Et l’on fait l’amour.
Il habite dans un appartement de la caserne de gendarmerie, pas très loin de chez moi, mais je n’y suis jamais allée.
— As-tu déjà rencontré ses parents ? demande Salman. Cela fait, quoi, quatre ou cinq mois que vous êtes ensemble ? As-tu vu ses amis ?
— Je ne les ai pas encore rencontrés.
— L’as-tu présenté aux tiens ?
— Je n’ai parlé de lui qu’à mes sœurs, mais pas à mon père ni à mes amis.
Ses cils épais frétillent.
— Pourquoi donc ?
— Nous pensons tous les deux que c’est trop tôt.
Du moins, c’est ce que je me dis.
— Mais Rose est au courant, non ?
Je lève les yeux au ciel.
— Rose a peut-être soixante-cinq ans depuis dix ans, et elle le croit peut-être elle-même, mais aucun changement dans la vie de couple de ses petites-filles ne saurait lui échapper.
— Ta grand-mère est un sacré numéro.
Au moment où j’ouvre la bouche pour lui demander de parler de sa vie amoureuse, il bondit de son siège, le regard rivé au-dessus de ma tête.
— Quentin ? Mec, je suis trop content de te voir !
Je suis le regard de Salman vers un homme grand et robuste d’une quarantaine d’années, qui consulte l’ardoise du menu. Il est musclé, mais pas autant que les gens qui passent leur vie dans une salle de sport et mangent des stéroïdes au petit-déjeuner, au déjeuner et au dîner. Comme chez Gabriel, sa musculature est plus saine et répartie de façon homogène, certainement grâce à un mode de vie physiquement actif, agrémenté d’un peu d’haltérophilie. Rasé de près, il fait jeune malgré sa calvitie. Ses traits sont réguliers et discrets. La seule chose qui se démarque, c’est le grain de beauté noir proéminent au-dessus de sa paupière droite, dans l’arcade sourcilière.
Je me concentre sur ses yeux bruns. Une certaine hostilité se dégage d’eux, mais elle disparaît dès qu’il reconnaît Salman.
— Hé, mon vieux ! Que fais-tu ici ?
— Je traîne avec une amie, indique Salman en me désignant du doigt. Et toi ? Tu es tout seul ?
Quentin hoche la tête.
— Viens donc te joindre à nous !
Après coup, Salman se tourne vers moi.
— Ça ne t’ennuie pas ?
Je fais non de la tête. Il faudrait avoir les compétences sociales d’un dragon de Komodo pour dire « Si, ça m’ennuie » dans ces circonstances.
Quentin s’assoit à notre table et Salman m’informe que leur rencontre remonte à une quinzaine d’années, lors d’un congrès de kinésithérapeutes à Paris, où ils ont davantage picolé qu’appris quoi que ce soit.
Un serveur arrive. Quentin lui commande un pad thaï, le même plat que Salman et moi.
— Es-tu devenu masseur comme notre ami ici présent ? demandé-je à Quentin.
— Pas tout à fait. Je suis chiropracteur.
Il se raidit et jette un coup d’œil de côté.
— Enfin, je l’étais.
Nos plats arrivent et nous piochons dedans.
— Alors, lance Salman à Quentin. Quand es-tu… hum… rentré ?
Je le regarde de travers, surprise par son bégaiement soudain.
Au lieu de répondre à sa question, Quentin se tourne vers moi.
— Ce que Salman essayait de demander, c’est : Quand es-tu sorti de prison ? La réponse est : il y a trois mois.
— Trois mois ? répète Salman en se penchant en avant, l’air à la fois surpris et soulagé. Pourquoi n’as-tu pas repris contact avec moi ? Pourquoi ne t’ai-je pas croisé avant ? Où te cachais-tu ?
— À Dubaï.
La tête de Salman bascule en arrière.
— Dubaï ? Pour y faire quoi ?
— Je crois que Julie a besoin qu’on lui explique un peu plus le contexte, dit Quentin. Il y a quinze mois, j’ai été reconnu coupable d’homicide involontaire et condamné à un an de prison.
Je le dévisage.
— Que s’est-il passé ?
— L’une de mes clientes régulières a fait un AVC à la suite d’une de mes interventions. J’y étais pourtant allé tout en douceur, comme toujours, et je n’avais rien à voir avec son AVC.
— Mais la justice t’a condamné…
— L’enquêteur sur cette affaire venait de lire un article concernant une femme qui avait subi un AVC causé par une mauvaise manipulation de chiropraxie au niveau du cou, raconte Quentin. Il était convaincu que c’était exactement ce qui était arrivé à Coralie Bray, ma cliente. Je me suis donc retrouvé en prison pour faute professionnelle médicale.
Je prends un instant pour digérer l’information.
— Une autopsie a-t-elle été pratiquée ?
— Oui, répond Quentin.
— Qu’a-t-elle révélé ?
— Les résultats n’étaient pas concluants, m’informe Quentin. Ou, pour remployer leur expression, « non spécifiques ». Je pense que le médecin légiste m’aurait disculpé s’il n’avait pas reçu de pressions de la part de l’enquêteur principal et du magistrat.
— C’est scandaleux ! s’exclame Salman.
— Si l’on effectuait une deuxième autopsie, reprend Quentin, et si l’on regardait au-delà des signes de dissection de l’artère vertébrale, je crois qu’on trouverait quelque chose.
Je plante mon regard dans le sien.
— As-tu réclamé une deuxième autopsie ?
Il m’offre un sourire crispé, du genre « ne sois pas naïve ».
— À ce stade de l’affaire, aucun juge n’ordonnerait une exhumation et une deuxième autopsie simplement pour me faire plaisir.
— Et si la famille de la défunte le demandait ?
— Coralie n’avait pas d’enfants, et ses parents sont morts à présent, dit-il. Elle avait deux neveux, les fils de sa sœur, elle-même décédée.
— Et si eux en faisaient la demande ?
Il inspire avec difficulté.
— Ils ne le feront pas. Ils ont gobé cette théorie qui dit que j’ai causé sa mort.
Salman grimace.
— Quand on entend ça, on pourrait croire que les fautes professionnelles des chiropracteurs sont monnaie courante. Mais c’est extrêmement rare.
— Les accidents vasculaires cérébraux causés par un chiropracteur, m’explique Salman, sont plus rares que les effets secondaires mortels d’un tas de médicaments que les médecins prescrivent tout le temps.
— Un sur dix millions, selon les associations professionnelles du secteur, précise Quentin. Nos détracteurs estiment le risque à un sur quarante mille.
— Ce qui reste très rare, fait remarquer Salman.
Je fronce les sourcils.
— Mais comment une simple traction ou torsion du corps peut-elle provoquer un AVC ?
— Si le chiropracteur est trop vif, une déchirure peut se former dans l’une ou les deux artères de la nuque qui sont reliées au cerveau, explique Quentin. L’artère se met alors à saigner, un caillot se forme, monte jusqu’au cerveau et provoque un AVC immédiat ou différé dans le temps.
— Étais-tu conscient de ce risque ? questionné-je.
Sa bouche esquisse un triste sourire, dénué de tout humour.
— Qu’est-ce que tu crois ? J’étais super prudent. J’avais aussi pris une assurance contre les accidents professionnels.
Je le regarde fixement, perplexe.
— Mais alors, comment as-tu fini en prison ?
— La police, les magistrats, les neveux de Coralie et le procureur ont tous fait valoir que je ne l’avais jamais informée du risque qu’elle courait et que j’avais effectué les manipulations sur son cou sans autorisation.
— C’était le cas ? demandé-je. En avais-tu reçu la permission ?
— Oralement.
— Lorsque les professionnels de notre secteur ont une relation de confiance de longue date avec un client, intervient Salman, nous oublions parfois de leur faire signer un formulaire pour chaque petite intervention…
Quentin hoche la tête avec tristesse.
Salman se tourne vers lui.
— Sinon, que faisais-tu à Dubaï ?
— Avec cette affaire, j’ai perdu ma licence alors, après ma libération, je me suis mis à la recherche d’un nouveau secteur d’activité et d’un nouveau départ loin d’ici, loin des ragots, répond Quentin. Puis il désigne nos assiettes. Allez, mangeons avant que ça ne se refroidisse !
Salman tourne sa fourchette dans les nouilles de riz.
— J’ai la main verte, poursuit Quentin en attrapant ses baguettes. J’avais l’intention de devenir jardinier.
— As-tu reçu une proposition d’emploi à Dubaï ? lui demandé-je.
— Pas lors des deux premiers mois de mon séjour.
Salman lève les yeux vers lui.
— Tu aimes ta nouvelle profession ? T’es-tu installé à Dubaï ?
— Non et non.
Salman et moi sursautons devant une réponse aussi tranchée.
— Il fait très chaud à Dubaï… Et je parie que tu gagnes moins que lorsque tu étais chiropracteur, se risque Salman.
— Beaucoup moins, approuve Quentin. Mais ce n’est même pas pour ça. Comme chiropracteur, j’aidais les gens. J’ai remis en place d’innombrables dos en mauvais état, des cous douloureux et des épaules endolories. J’ai soigné des maux de tête, aussi. Toutes sortes de problèmes causés par un mauvais alignement des articulations.
— Tu déchirais dans ton travail, le complimente Salman.
Quentin repose ses baguettes. Sa poitrine se soulève alors qu’il s’adresse à Salman.
— Tu connais ce sentiment quand tu débloques quelqu’un ? La joie, la satisfaction…
— Oh oui, et je ne suis que massothérapeute !
Le visage joufflu de Salman rayonne de sympathie.
— Vous, les chiropracteurs, vous faites des miracles. Tu étais l’un de ces magiciens.
Nous passons les cinq minutes suivantes à manger nos plats en silence.
Aucun des deux hommes ne l’a ouvertement dit, mais j’ai la nette impression qu’ils pensent que Quentin n’est pas responsable de l’AVC de Coralie Bray. Mon radar à injustice clignote dans ma tête.
Pauvre gars !
Soyons clairs, je comprends la démarche des neveux de Coralie, vu que je suis moi-même obsédée par l’idée de traduire en justice l’homme qui a causé la mort de ma mère. Ils avaient besoin d’un coupable, car, disons-le, incriminer une personne est plus facile que de blâmer la malchance. Les flics et les magistrats leur ont fourni les arguments dont ils avaient besoin.
Mais parfois, il n’y a pas de coupable. Parfois, ce n’est vraiment qu’un mauvais coup du sort. Rien à voir avec de mauvaises intentions, une incompétence ou des erreurs. Personne n’est à blâmer. Il existe des histoires sans méchant.
Et attribuer ce rôle à un innocent est tout bonnement scandaleux.